New York, The City (4)
Jeudi 16 avril
Lu Handke au réveil. Se prélasser en regardant par la
fenêtre comme un chat. Tournicoter dans le lit. Dire : je ne fais rien. Je
suis à New York et je ne fais rien. Attendre. Laisser le fil de ses pensées se
dérouler comme une pelote de laine. Aller sur internet lorsque Noah prend sa
douche, c’est à dire la seule fois où il quitte son ordinateur pour me le
concéder. Se sentir dépendante mais pas trop car quitter l’ordi au bout de 5 minutes. Écrire ses journées en différé à côté d’une tasse de thé.
Repas du midi, qui change du sandwich : des pâtes.
Je sors pour rendre visite à la galerie Marian Goodman où
se trouve une exposition d’œuvres photographiques et filmiques de Tacita Dean.
Tacita, dont j’avais déjà noté le travail à
Puis direction ICP pour donner une carte de métro à Noah qu’il avait
oublié le matin sur la table de la cuisine. Par fainéantise et alors que
j’avais l’idée de visiter Brooklyn, sur les conseils d’Elise, je traverse la
rue pour découvrir le musée d’ICP dédié à la photographie. Exposition sur le thème
de la mode avec des Steichen qui dégorgent au sous sol (plus je connais ses
photos, plus je le trouve chiant. Grande admiratrice de ses photos
pictorialistes il y a 4 ans. Le monde contemporain ne semble s’attacher qu’à
ses photos de mode des années 20. Je note le portrait épure de Leslie Howard et
bien sûr celui de Greta Garbo et de Gloria Swanson, celui avec le voile hyper
connue dont il reste plusieurs versions mais je préfère d’autres portraits qui
me rappelle sa prestation dans Sunset
Boulevard de Billy Wilder) et des reproductions au niveau principal de
photographes de magazines de mode. Nul. Une arrière salle pourtant présente les
trésors d’une partie de la collection du musée. Des petites raretés telles que
2 tirages de Francesca Woodman et un d’Andrea Modica, à côté de figures plus anciennes et classiques de la photographie noir et
blanc : Diane Arbus, Frank, Friedlander et bien d’autres. Je passe un certain temps dans la librairie à feuilleter
les bouquins. Tiens, Deep South de Sally Mann. Un bon point. Pas d’Emett
Gowin. Des Modica que je n’aime pas ; des livres de commande sans doute.
Preuve du passage, beaucoup de livres ont leurs couvertures abîmées. Je note
pour plus tard, quand je serai riche, Eleanor de Callahan et le dernier
d’Eggleston que je trouve très juste au niveau de l’editing.
« Editing », ça y est je suis américaine. Ce n’est pas compliqué.
Toutes les librairies (bookshops) photo sont désormais envahies des produits
lomo. Hoga, Lomo, faux Brownies font partie des produits dérivés. Point
positif : le revival argentique. Il y a même des boucles d’oreille en forme d'appareils photo.
Je choisis le livre de Philip Gefter, Photography After Frank,
chroniqueur pour le NYTimes. $32 avec les taxes. Puis je rentre tranquillement
à la maison. Petit arrêt au Gourmet Garage pour quelques courses à $31,45.
Le soir je regarde la tv. Les colocs ne la regardent pas à cause des
publicités. Cela n’empèche qu’ils me vannent sur le fait que je zappe pendant
les pubs. Souvent ils reprennent mes dires pour les tourner en dérision. Par
exemple, sur le fait qu’à l’ENSP on passe beaucoup de temps à choisir le format
des images et à accrocher. Eux, ne comprennent pas. « Si tu veux on a des
posters à accrocher dans le couloir ». Ce qu’ils recherchent c’est la
photo vendeuse, la photo qui fonctionne, comme disait aussi Olivier Roller. Cette
soirée, alors que je regardai House,
j’ai zappé pendant la publicité (c'est-à-dire, toutes les 10 min) et Noah a
remarqué que passait South Park sur la chaîne Comedy Central, il m’a donc tanné
pour que je mette South Park alors
que je disais non car tous 2 bidouillaient sur leurs ordinateurs. Il a
tellement insisté que j’ai fini par jeter la télécommande sur le lit et lui ai
dit de regarder son South Park. Ils
se sont exclamés en cœur : « pas content ». J’ai eu une envie
irrépressible de claquer les petits morveux mais je suis allée dans ma chambre.
J’ai eu l’impression d’avoir 15 ans et cela m’a profondément énervée. Du mal à
trouver le sommeil.
Vendredi 17 avril
Réveil avec la découverte en cherchant mes sachets de thé d’une blatte
dans le placard. Instantané : sursaut et mimique de dégoût sur mon visage.
Douche, maquillage et repas à l’appart. Direction Brooklyn pour voir autre
choses que des buildings. Je descends à Prospect Avenue et longe un cimetière.
Quelques photos mais pas de portraits bien que des gamins jouent dans les rues.
Je passe devant un worker black habillé en jaune portant un drapeau rouge dans
chaque main (équivalent : mec de la DDE).
Samedi 18 avril
Mal dormi. Réveillée vers 8h30 pour aller assister au workshop de Robert
Blake à 10h. Fatiguée mais arrivée en avance à ICP. Passée devant la boutique
Starbucks. Aperçois le visage de Robert qui a l’air aussi réveillé que moi.
Descends à ICP (l’école se trouve au sous-sol d’un immeuble sans étages) répondre à quelques mails. Heure du cours. Je remonte chercher un
capuccino au Starbucks. Robert commence son cours en disant qu’il va faire un
cours et qu’ici on est là pour apprendre des choses. Si l’on considère ne rien
apprendre, on peut partir. Un grand verre de café à sa droite. Fait l’appel
puis début du cours. Les Françaises montreront leurs photos demain car elles
ont oublié leurs portfolios. Robert possède une intelligence lumineuse qui
éclaire le travail des étudiants grâce à la mise en corrélation des réponses
que fait l’étudiant à ses questions et d'exemples de la vie quotidienne ou de
la photographie ou d’une culture générale poussée. Certain art de la pédagogie.
Personnage mystérieux et clairvoyant. Dead pan humour. 12h15, Amélie et moi faisons la pause
casse-croûte-clopes avec Robert. Reprise du cours à 13h. Coup de barre vers
13h15 malgré le café. Le cours doit durer jusqu’à 17h mais je dois partir à
15h30 car je dois rejoindre Elise à Brooklyn. Je prends le métro à Herald
Square. Arrivée 15h58 à Bedford Avenue. Perfect timing. Il fait chaud. J’enlève
mon manteau. Elise arrive. Nous trouvons le parc où elle veut poser. Il s’agit
du parc devant lequel habite Amélie. On discute beaucoup sur le chemin.
Williamsburg est bourré de jeunes branchés. Je prends une glace au chocolat
dégueulasse à $2 au camion Mr Softee, garé le long du parc. L’espace vert est
bondé de monde, allongé ou assis sur la pelouse. On s’installe sur un morceau
de bois, au pied de l’eau. On discute puis je prends quelques photos d’elle
avec Manhattan en fond. J’ai l’impression de faire de la mode. Cela m’agace
mais bon. Elle sort son holga. Elle ne photographie qu’au holga. Et on commence
à prendre ensemble les gens autour de nous, ceux qui viennent jeter des
cailloux, les enfants comme les adultes. On ne demande rien, on prend des
photos. En restant dans un périmètre de 2 mètres carré à peine, je fais 2
pellicules 36 poses. Le soleil est radieux. Les gens sont heureux. Ceci dure
jusqu’à 19h. Elise me raccompagne à l’arrêt du métro et nous nous promettons de nous revoir pour faire d'autres photos ensemble car travailler à deux tout en discutant était une expérience très motivante et très euphorisante. Dans le métro, 3 blacks plantureuses se font
reluquer par les voyageurs. Une en particulier porte une robe ras les fesses et
ne cesse de la rabaisser à chaque arrêt. Je m’amuse à regarder les guindés
semblant outré d’un tel scandale; les mecs par contre font semblant de ne pas
la scruter du regard mais je vois bien leur regard en coin, magnétisé par ses
cuisses. Elle sort au même arrêt que moi. Ses jambes sont toutes fines et ses
cuisses chubbie. Elle porte des talons hauts. Un samedi soir. Je fais les
courses pour $18,93 et rentre me cuisiner un bon plat.
Dimanche 19 avril
Ai du mal à me lever pour le workshop de Robert Blake qui doit durer
jusqu’à 17h. Heure du début du cours : 10h. J’arrive à 10h25. Anaïs montre
son travail sur sa grand-mère. Tirages aux couleurs passées. Nostalgie sous
jacente. Paysages abstraits. Something between Loss and Lost pour moi. A midi,
je mange seule. Je prends un sandwich au Subway
de la 43e. Un truc immense pour $5,50. J’achète des enveloppes à Duane Reade sur Times Square, qui se
situe à deux pas de l’école, dans l’idée d’envoyer des Cds pour l’expo des Rencontres et aussi des chewing-gums à
la cannelle aux copains. Achète des chips Lays goût BBQ. Trop grasses et
vraiment pas terrible comparées aux chips British, Walker. Retour en cours.
J’épingle une dizaine de photos. Marcus montre un travail sur un gang du Bronx,
très intense. Profusion d’images en noir et blanc qui ferait de bonnes
couvertures pour leur musique. Aucune tonalité critique. De la belle image bien
léchée de gangsta in Bronx Paradise. Arrive mon passage. Les étudiants notent
une tonalité ‘peaceful’ à mon travail. Raphael y trouve une vertu psychologique
dans la photo de V. avec le Ginco éclairant sa tête. Il y voit ses pensées. Je
pense : "Bingo !" C’est exactement ce que je recherchais à faire. La
photo de Laura évoque une lumière surprenante ; celle de Sabine, un
paysage Japonais. Ce qui avait été évoqué par Marie-José Mondzain à l’ENSP
avant de partir. « Shifting focus is liquid » says Blake.
L’expression des modèles est neutre, ce qui crée une similarité et une symétrie
dans mes portraits. Une autre fille, dont j’ai oublié le nom, ne voit pas des
personnes mais seulement la nature. Remarque très intéressante. Tons
orange-rouge. Blake fait enlever 2 images du lot (Marie, en rouge, flottant
sous l’arbre ainsi que ma grand-mère sur son tabouret invisible) et justifie
tout à coup une cohérence. Se pose alors la question du format, de la quantité,
de la communauté de gens photographié. Où se trouve le mystère ? Blake
aimerait en savoir plus et me demande pour la fois prochaine, à savoir le 2 mai,
de sélectionner 4 images et de raconter pour chacune d’elle une histoire secrète
sur la personne, réelle ou fictive. Il veut pousser/révéler quelque chose, qui
selon lui déterminera probablement pas forcément ce travail mais un prochain. Impossible
de trouver un titre encore pour moi. Attends une révélation, un tilt dans mon
cerveau : le titre qui éclairera le tout et sera implacable. « The picture is producing the people, they perform their own
pictureness », dit-il. Comment aller au delà de ce 'statement' ? Il semble que mes images soient trop construites, visuelles et graphiques, ce qui empêche de voir la spécificité de chaque personne. Piège mental. Ai l’impression bizarre
que mes portraits sont une projection mentale. De quoi ? Durant le cours je note cette anecdote de Blake: "When Diane Arbus had a camera in her hand, she was invicible." Sans appareil photo, elle était timide et effacée mais un appareil autour
de son cou et elle traquait les gens dans Central Park jusqu’à obtention de l’image. La photographie, ce pouvoir
incroyable. Amélie montre son travail conceptuel. Certains de ses projets sont très drôles. Le cours
dure jusqu’à 17h30. A la sortie du cours, je regarde mes mails. Blake
m’intercepte et me propose un verre mais je dois partir pour rencontrer Ariane
et Alain Kirili, contacts donné par MO. Echange de numéros. Nous remettons le
verre à plus tard. Fixé rdv avec Ariane Lopez-Huici (photographe) par email au
préalable. Ils organisent un concert dans leur loft à Tribeca, 17 White Street.
Arrivée à 18h30, arrêt Canal Street. Le concert de free jazz débute lorsque
j’arrive. Je fais semblant de m’intéresser à la musique
Dans quoi me suis-je embarquée en voulant bien faire ?
On verra demain.