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30 septembre 2010

Chambois, vendredi 24 septembre, 13h30 Une



Chambois, vendredi 24 septembre, 13h30


Une rencontre ne se fait pas tous les jours.

J'en rencontre pourtant des gens et des "choses", pour reprendre les mots de Deleuze dans l'Abécédaire, tous les jours, dans les cafés, les cinémas, les librairies, les concerts; ils traînent à côté d'autres rencontres: les livres, les films, les musiques et les photographies; dans les rues d'Orléans et derrière les écrans.

Celle-ci, le hasard l'avait peut-être savamment préparée et orchestrée...



L'histoire commence il y a longtemps.

A la télé tout d'abord. Un soir,  je regardais un zapping de l'émission Bouillon de Culture, lorsque je tombais sur ma future rencontre, qui, à l'époque, n'avait ni nom ni sens pour moi et qui, à la question, "Quelle est votre drogue favorite ?", avait placidement répondu "Le sexe".
Intriguée. Percutée. Amusée.
J'oubliais.

Quelques années plus tard, travaillant dans un cinéma d'art et d'essai, je découvre une nouvelle porte vers le monde et de nouveaux amis, dont Antoine, un projectionniste mystérieux qui me parle de ses lectures et de ses influences: "Noam Chomsky, Pierre Bourdieu, Pierre Carles, Michel Onfray" et un de ses livres préférés, Le Désir d'être un Volcan.
Je commande le dit bouquin et le picore avec enthousiasme. Je commande d'autres livres et je les oublie les uns après les autres au pied de mon lit.

Bretagne, août 2006, en vacances avec un ami, sur les traces d'une nouvelle sérénité, je suis tout à coup ensorcelée, au retour de la plage et d'un "attentat poétique" (livre déposé dans un lieu public), par une voix qui me parle de philosophie et de philosophes oubliés. Je tannerai le dit ami pour allumer chaque soir la radio à la même heure et écouter cette douce voix fluide et justement distanciée. Je réalise un polaroid de cet incident révélateur. J'y annote au dos "19h, l'heure d'Onfray sur france culture".

bretagne_aout2006

Le 16 août 2006, un mail de Jean Daniel L., ex-professeur de photographie à l'I.A.V. d'Orléans:

"Je suis désolé d'apprendre que tu as contracté une mauvaise fièvre (pas H5N1, j'espère) en respirant la parole des philosophes presque au quotidien. Mais je suis fier de m'entretenir avec la photophilosophe du XXI ° siècle à qui je vais raconter une belle histoire à propos de Deleuze.
Courbé par l'âge lorsqu'il arrivait en cours, il se métamorphosait pour rajeunir de vingt ans l'instant d'après, en enjoignant à ses étudiants "de suivre leurs désirs, en se gardant de toute condition de possibilité".
Injecte de la philosophie dans la photographie et relit l'article de Michel Onfray sur cette matière phénoménologique par excellence sans oublier Merleau-Ponty, même si la photographie n'est pas présente, pour mieux saisir les arcanes du voir."

Arles, un matin frisquet, l'esprit brumeux, la voix resurgit du passé chez l'insupportable Demorand. Il parle d'athéologie avec simplicité, sans s'énerver, des Lumières et de la raison, de l'exemple d'une licorne qu'il lui faudrait démontrer. Je décide de m'y pencher moi aussi, sur l'idée. L'après-midi chez Actes Sud, je reviens avec le traité.
Je commence la lecture au labo couleur de l'E.N.S.P..
D'autres lectures obligées viennent se rajouter, j'oublie.

Quelques mois plus tard, lors d'une pause café, je discute avec Yves Plenet, technicien vidéo de l'E.N.S.P., qui me parle d'Onfray et de son journal hédoniste. Yves, être caché derrière ses machines, ses connexions, ses fils et ses écrans vidéos, je n'en reviens pas de parler avec lui de philosophie.
Ce type permet d'ouvrir la parole, de discuter... cette voix doit bien exister, je décide de vouloir le photographier.

Une semaine plus tard, je le contacte via son site internet. Le lendemain, je reçois une réponse, un seul mot "oui".  Je suis étonnée par tant de rapidité et de l'accord posé sans condition aucune. Nous décidons par la suite d'une date potentielle qui nous amène à février.

Février, je réécris. Une réponse inquiétante sur une mauvaise santé, un "recontactez-moi dans 6 mois". J'envoie une petite berceuse de Chris Garneau et dessine les environs d'un mail futur sur mon agenda.

Les six mois se passent, la date est de nouveau fixée. Un jour de septembre 2008, place de l'Odéon.

Je me poste à l'heure dite avec mon pied et la chambre aux marches du théâtre. Un appel masqué. "Venez nous rejoindre pour le café." Je passe donc la porte du Méditerranée, je suis interceptée par 2 serveurs qui pensent avec forte conviction que je me suis égarée. Les armes dans le dos, je m'explique. Michel Onfray ? Ils ne connaissent pas. "Ce doit être la table 'Flammarion'". On me laisse passer. Je devine de dos l'homme que je me représentais. Je me présente par un "bonjour" enjoué, il se lève et me présente à la tablée.

Pour ce premier portrait, dont je garde un souvenir anxieux et heureux, je photographiais Michel Onfray, attentionné, susceptible de donner le temps qu'il faut à mes mains intimidées et inexpérimentées. De la session au jardin du Luxembourg puis place de l'Odéon, je ne garderai que deux photographies et lui enverrai un tirage de l'une des deux avec un petit mot de remerciement.

Le temps passe, je pars à New York, je lui demande s'il connaît des personnes qui souhaiteraient se faire photographier. Il me recommande à des connaissances.

De retour, je le remercie et lui envoie mes impressions et mes photos.

A la sortie de l'école, dans une démarche "presse", de présenter mes photographies à des éditeurs, je lui demande des nouvelles de Noëlle qui nous avait accompagnée lors de la session au jardin et qui semblait avoir apprécié mes portraits. Je n'avais pas eu la présence d'esprit ni le talent américain de lui demander sa carte de visite. Il m'envoie son mail.

2010, une année encore qui s'écoule. Papi Freud est sous le feu des projecteurs.

A Télérama, parmi les journalistes, Onfray est très peu apprécié, gentiment assassiné dans un article (et jeté au bûcher médiatique par E. Roudinesco). Je tombe sur un documentaire d'Elisabeth Kapnist, Michel Onfray, Philosophe ici et maintenant,  sur une étagère du journal. Je prends. Je regarde. Je trouve son parcours et ses idées toujours aussi justes et nécessaires.
Je note: " Il faut se rebeller, il faut dire non. C'est un romantisme désespéré parce que ça ne changera rien mais au moins ça ne sera pas passé par moi. (...) Je témoigne dans ma vie que je n'aurai pas, me semble-t-il, contribué à l'exploitation, à la domination, à l'humiliation, à l'appauvrissement des autres ou à l'exploitation des individus. (...) Ma révolte, elle est contre les niches qui sont les niches intellectuelles, les niches politiques, les niches médiatiques, les niches de pouvoirs, ces petits mondes dans lesquelles les gens se retrouvent entre eux."

Je lis Politique du Rebelle sur un matelas improvisé dans le 13e, entre deux journées d'un boulot émietté. Je suis bluffée par sa préface, sa concision et son tranchant. Ce fragment de vie me rappelle ma position de serveuse exploitée, de charcutière chez Auchan, mes colères réingurgitées. Je balade le livre dans mon sac, tel un bouclier, un barrage à l'ennui visuel des immeubles glacialement vitrés. Je ressens une nouvelle sensation, je l'appelle: conviction.

Sa lecture me donne envie de lire d'autres philosophes.
Je me crois enfin capable de lire Nietzsche et Spinoza.
Ses livres me rappellent le visionnage de l'Abécédaire de Gilles Deleuze, qui me fit l'effet d'une petite bombe jetée en plein visage: l'incarnation d'une voix et d'un corps; une réflexion incroyablement bouleversante sur le monde, l'époque, la littérature, la philosophie, piégée dans un râle souffreteux.

Nouvelle idée: je veux reprendre l'homme aux racines, chez lui, à Argentan. Je veux l'intégrer dans ma série "Mindscapes", que je commence à penser comme un propos "Emersonien et une relation non-panthéiste mais athé post-Spinoziste des êtres avec la Natura Naturans".

Mail. J'obtiens de nouveau une réponse positive. Nous convenons d'une après-midi au mois d'août.
Je retrouve Antoine en août que je n'avais pas vu depuis six ans et Onfray annule deux fois notre rendez-vous en s'excusant.

Lors d'un déjeuner improvisé sur la terrasse de Télérama, j'en viens à parler de l'actualité. Onfray débarque sur le plateau de la cantine. Je défends un attachement aux idées du Normand mais je prêche une convertie qui le trouve des plus intéressants. Les employés de Télérama ne sont pas forcément en accord avec la ligne éditoriale du magazine.

Nouveau rdv fixé au 24 sept. à 13h30.
Je prépare mon matériel.
Je dévore absolument toutes ses conférences sur le net. Je fais un listing de mes préférées (*).
Je lis Théorie du Corps Amoureux.

Nouvelle idée: lui proposer un reportage sur son travail. Je fantasme cette idée comme le travail photographique de Cornell Capa sur JFK dont j'avais pu voir l'exposition en Arles. Cornell Capa fut le fondateur de l'école de photographie New Yorkaise, I.C.P., à laquelle j'étais rattachée lors de mon séjour à NYC.



Jour du départ.

3h dans ma voiture d'Orléans à Chambois. Les oreilles dans la musique.
Arrivée à 13h15. Pas pris le temps de manger mais sandwich maison à base d'andouille de Guéménée sur la place du mort. Je sors de la voiture à 13h20 et décide d'admirer le paysage tout en dégustant mon sandwich.
13h32, l'homme habillé de noir sort de sa voiture pour m'accueillir.

Je rencontre Yusuf qui s'occupe du réaménagement de la maison "proustienne".

Je lui présente quelques livres photographiques (Gowin, Nixon...) que je considère comme les phares de mon travail. Je lui offre celui qui m'est le plus cher, What Remains de Sally Mann, enrobé dans un papier cadeau hautement coloré. Onfray ne semble pas l'apprécier car photographe "mortifère", ce que je conçois tout à fait. J'y vois surtout une femme, revendiquée athée, qui observe la mort en face, mélange histoire intime et Histoire (vision d'un Sud oublié, et même persécuté pour sa différence de position au XIXe siècle) et philosophe sur le "Comment mourir", c'est à dire le "Comment bien vivre".
Ça, je n'ai pas eu le temps de lui expliquer.

Je suis intimidée.
Moi, balbutiant quelques phrases.
Lui, assis dans son fauteuil les mains croisées, me fixant d'un regard que je ne peux décrypter.
Je lui expose mon projet de reportage autour d'une "philosophie incarnée". Accepté, tout de go. Je suis encore une fois étonnée, ayant à peine eu besoin d'expliquer ma démarche.



Au travail !

Après visite du lieu, j'organise deux sessions: une dans le salon où je le fais poser "allongé" (petite référence amusante et légère à Freud) puis dans le petit jardin, l'endroit qu'il décide être le sien. De faibles ondées et une lumière digne des peintures impressionnistes interrompent périodiquement mes petits calculs désordonnés. Nous buvons un café avec Yusuf qui nous présentent aussi ses photographies et s'improvise observateur d'une autre scénographie: les poses du modèle et de la photographe.

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© Yusuf Cihan


Le moment est joyeux. Je m'y sens bien. Je virevolte intérieurement.

On m'offre de "restez autant que (je) le souhaite". On me donne les clefs et même, "les clefs de la cave". Sonnée par tant de générosité — Ça existe encore ?  — je me sens un peu comme dans la Résidence Artistique que je n'arrive pas à décrocher depuis 7 mois, malgré mes envois intempestifs et acharnés de dossiers. Des bibliothèques siègent dans chaque pièce. Je suis un peu perdue par la soudaineté d'un autre monde possible, cultivé, accueillant et "érotique", amoureux des petits gestes quotidiens, des autres, des plaisirs simples. Étrangère mais acceptée. Je réalise le rêve secret de Kafka, cheminant et dansant dans une maison solaire.

Après la disparition des corps de l'espace, tout à coup épuisée par le vide, j'explore avec flegme chacune des bibliothèques, pioche, ouvre, picore.

Un détour par le McDo d'Argentan puis l'effeuillage d'un livre de Thomas Bernhard et je m'endors difficilement dans un duvet blanc avec, de l'oreiller, une vue imprenable sur le toit du voisin dont les fenêtres s'éclairent et s'éteignent en sourcillant. Je suis réveillée vers 7h du matin par une lumière chaude et capricieuse.

chambois_matin chambois_matin2


Oui, il me faut le revoir et continuer à l'observer, le philosophe Normand.




Je le vis bizarrement comme une nécessité.




Et cela se préparera le dimanche qui suit à Céaucé, lors d'un petit festival local intitulé "Art et Jardins", où Michel Onfray donnera une conférence sur Épicure.

onfray_ceauce


Y a-t-il vraiment une orchestration du hasard ?





Une aventure photographique à suivre...





(*) Notes vidéos

O_O

Sur la mort de l'occident (chez Tadéï)
ferme le clapet de P. Sollers (chez Tadéï)
ferme le clapet de G. Miller
face à E. Zemmour (chez Ruquier): en 3 parties

d'où vient-t-il ? (doc. INA)
Sur l'Université Populaire de Caen: en 3 parties

Un romantisme intrépide (Nohant, 2010)
Un café avec M.O.: en 3-4 parties
Rue 89: en 3 parties

Sur Le Recours aux forêts

Sur le goût (le vin): en 3 parties

Rencontre dans une librairie en 2008 à propos du « Traité d'Athéologie »
Biographié par Ardisson en 2009

face à Finkielkraut chez F.O.G. (littérature/culture/rire) : en 2 parties

O_O

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