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16 novembre 2012

Dearest Nathalie, Un grand merci pour ton mail.



Dearest Nathalie,


Un grand merci pour ton mail. Cela me fait plaisir d'avoir de tes nouvelles.
Sorry pour ma réponse tardive, j'étais un peu débordée et je voulais faire les choses bien.

Tu te souviens de pas mal de choses sur moi et tu enquêtes vite.

En juillet 2009, je suis rentrée faire un stage d'un mois au magazine Télérama en tant qu'iconographe (celle qui recherche les images pour illustrer les articles) pour lequel je travaille encore ponctuellement. J'entretiens un rapport ambigu avec la presse. En sortant de mon école, je voulais être photographe portraitiste pour la presse. J'ai fait un stage avec un portraitiste en 2008 pour me mouiller à cette idée. Aujourd'hui, je suis un peu moins convaincue de vouloir vivre de ce métier spécifique. Bien évidemment après avoir fait le constat des copinages et des réseaux à circuit fermé — souvent peu déontologiques — et de l'épuisement qu'a entraîné les efforts à vouloir (in)filtrer ce milieu, ajouté au fait que je déteste la ville de Paris et l'attitude parisienne qui en découle. J'ai raccroché cette carrière potentielle au vestiaire. Mais pas la photographie. Je ne m'en sens que plus photographe.

Bref, tout cela m'a émotionnellement miné et je crois que les malaises vagaux dont j'ai fait les fruits étaient essentiellement liés à toutes ces virevoltes. Le chômage/RSA n'a pas aidé à mon recouvrement psychique. Maintenant, j'y suis quelque peu habituée.

ladyGMe, myself, my bridge and camera

De 2010 à 2012, j'ai donc débuté ma carrière de jeune photographe indépendante. Dans les faits pratiques et administratifs, il s'agit principalement de s'inscrire aux impôts pour ensuite leur demander dans une belle lettre un dégrèvement car le statut de photographe — misère sans doute oblige — le permet; de comprendre le système d'assujettissement aux AGESSA; de boulonner ses propres factures en faisant soi-même les calculs des cotisations CSG et CDRS, de faire des dossiers pour des concours et des résidences (j'en fais à peu près 20 par an et seulement 2 ont pris en 3 ans), d'acheter son matériel (appareils, pellicules, développement, scanner, ordinateur, photoshop, tirages) pour pouvoir travailler de façon autonome; de trouver des projets intéressants, ceux qui te font lever le matin; d'essayer de contacter des agences de photographes, de rencontrer des gens qui pourraient être intéressés par ton travail... Le nerf de la guerre reste, pour réaliser les choses correctement et honnêtement, l'argent, le temps et l'énergie.

C'est l'occasion de faire le bilan dans ce mail:
1/ Les Agessa ont décidé de changer leurs pourcentages concernant les cotisations sociales CSG et CDRS, je dois donc revoir le modèle de mes factures. Le 14 novembre, j'apprends que les Agessa ne comptabilisent pas les côtisations vieillesses pour les photographes assujettis (mon cas), ceux qui gagnent moins de 7000€ par an (source)
2/ En dépit du fric passé dans l'impression de tirages, de l'énergie à décrire, valoriser et "vendre" ma vision de la photographie et du temps consacré à "monter des dossiers" qui constituent des projets d'exposition en eux-même, j'ai fait l'expérience d'une seule exposition collective à Paris au 104 en nov. 2010 qui a duré, accroche-toi bien, 5 jours. Et j'ai miraculeusement reçu une bourse d'Aide à la Création de 1500€ de la DRAC Centre (Direction Régionales des Affaires Culturelles) pour mon projet sur le paysage.
3/ A ce jour mon activité m'a rapporté 2953,84 € soit 984,6€ /an (je compte la vente de tirages et les cours de photos que parfois je décroche)
4/ Prix du matos: ordinateur 1700 €, réparation 1 an et 2 mois plus tard car disque dur grillé: 172, installation de la Creative Suite (Photoshop): 300, scanner 750, actualisation du logiciel Léopard en Léopard des neiges: 30, appareil photo analogique: 900, appareil photo numérique: 1500, cartes SD 40x4 = 160, hébergement site internet : 30, pellicules/développement/tirages pour une année (base 2011): 2210, papier pour impressions A4: 80, encres: 160, papiers + petites fournitures: 30. Je ne comptabiliserai pas les multiples déplacements, les livres pour mes recherches, ni mes honoraires puisque je ne me rémunère même pas. Total: 8022
Tout va bien, mon entreprise ne fait aucun profit mais je n'ai à ce jour aucune dette.

orleansOrléans, 11.02.2012

Pour survivre à mon métier, j'ai donc donné des cours d'anglais en collège pendant 2 ans. Après quelques essais de 3 semaines par-ci, 3 jours par-là, j'ai fait 2 remplacements conséquents de 6 mois d'abord dans un collège de pauvre puis dans un collège de riche. J'ai eu quasi tous les niveaux et donc une bonne expérience de la jungle généralisée. Je puis dire que je suis formée au terrain. J'ai épuisé toutes les formes de pédagogies (du bonbon au livre offert en passant par la simple note sur vingt), passé des heures à corriger des copies, préparé des cours et des punitions, engagé les enfants sur le chemin de la citoyenneté, parler à des enseignants qui pensent "secpa", "TZR", "compétences" et "problématiques", éveillé les consciences à la critique... pour un salaire ondulant entre 1300 et 1700 €. Une fois remise au panier, je me précipite chez Paul Emploit avec mes fiches de paie qui arrivent 2 mois plus tard.

Il y a un mois, j'ai pris une importante décision, celle de partir m'établir définitivement à Londres.
En mars dernier, mois de mon trentième anniversaire, j'y suis retournée pour une petite semaine profiter de quelques expositions et marcher dans les pas de Virginia Woolf. A peine avais-je posé le pied sur le Hungerford Bridge pour contempler Big Ben, que la gorge m'a serré et les larmes me sont montées irrépressiblement. J'ai eu la sensation qu'un poids énorme se détachait de ma poitrine. J'ai su que c'était là que je devais habiter (je me considère en transit depuis ma sortie de l'école) comme une vérité qui me frappait brutalement en plein visage. J'ai passé la semaine à faire des liaisons entre les peintures de John Constable et le parc d'Hampstead Heath au nord de la ville, à lire des essais sur les préraphaélites, visiter la National Gallery, la National Portrait Gallery, la Royal Academy pour l'exposition de David Hockney, la Tate Modern pour Tacita Dean, la Tate Britain pour John Everett Millais, à boire du thé et me faire des tartines de confiture de framboise, saluer la plaque bleue de Bloomsbury... Je suis allée passer une journée à Brighton avec ma meilleure amie, qui m'avait rejoint pour la fin du séjour. Nous avons marché jusqu'à la tombée de la nuit le long de la côte, jusqu'à l'épuisement de ma quête résolument absurde, qui était de retrouver une trace du moulin que John Constable avait peint en 1824. Et nous l'avons trouvé !

Constable-A Windmill near Brighton-1824© John Constable, A Windmill near Brighton, 1824

J'ai passé les 5 jours les plus beaux de ma vie. Les photos que je faisais me semblaient être de l'ordre de la magie révélée, inspirées par je ne sais quelle énergie créatrice. Je n'ai jamais autant ressenti les forces de l'existence que dans l'expérience de la pluie et du vent, des rayons de lumière enflammant le coucher du soleil à St James Park, de la découverte d'arbres aussi tortueux que centenaires à Hampstead, de la perte d'un état solide pour la légèreté du vaporeux, de l'abandon, de la possibilité d'une vie qui prendrait une forme culturelle et synesthésique totalement différente.

Après avoir reconnu cet abandon — car il a fallu que je l'admette intellectuellement — je pense désormais ma vie en fonction de ce prochain départ, prévu pour octobre.

Quelques rencontres et cours de photo ont porté leurs fruits et m'ont amené la possibilité d'une création originale. Je prépare une exposition à Beaugency en septembre 2013. Mon projet interrogera la frontière entre image fixe et image animée sous la forme d'une installation interactive, du moins dans une perspective idéale. Tout dépendra du budget qu'on m'allouera.
Ma meilleure amie a quitté la France en mai dernier pour la Nouvelle Zélande. On ne pouvait faire plus éloigné. Je la sens très épanouie. Quelques jours avant son départ, nous avons eu l'idée de ritualiser notre séparation en allant pique-niquer non loin de la tombe de Katherine Mansfield, amie de Virginia, et originaire de Wellington. C'est à mon tour de ritualiser ma séparation d'avec cette France que je considère de plus en plus comme un vieux chiffon communautariste. Évidemment, c'est bien parce que la société actuelle ne me donne aucune envie d'agréger mes efforts dans le but d'y participer que je me permets de le dire. Je n'ai jamais autant ressenti le poids d'une société sans contenance ni idéaux avec son chapelet d'existences disloquées autant qu'aujourd'hui. Je ne peux plus allumer mon poste de télévision sans penser que les idées d'extrême droite coiffent la tête de chaque reportage ou lire un article de presse sans y voir le vocabulaire commercial d'une agence de communication entaché les doigts du journaliste, si ce n'est déjà son cerveau. Oui, cette France qui pue la marine. 18%, 1 français sur 5. A la bêtise qui grandit, je préfère redécouvrir le langage (avec l'anglais) et le sens des mots dans les livres. Je ne peux pas agir sur la bêtise mais je peux toujours ne pas y participer.

mansfieldAvon, 05.13.2012

Je prends conseils auprès des ami(e)s mais je relève que chacun(e) me donne une opinion en fonction de son caractère. Les personnes qui ne sont jamais sorties de la région Centre me disent que ce n'est pas la peine de partir, que j'aurai une situation économique aussi désastreuse qu'ici et que, globalement, je souffre du complexe de "l'herbe toujours plus verte ailleurs". Face aux sédentaires, les nomades m'encouragent vivement. Quand on me demande pourquoi l'Angleterre, je réponds "bah, pour Londres !" Je pense que c'est une raison essentielle. J'entends simplement "essentielle" pour moi. Je n'avais jamais autant pensé l'écart entre ma culture maternelle et ma vie quotidienne jusqu'à présent mais le constat est là: j'en ai plus rien à foutre — et je suis impolie volontairement — de leur identité nationale, de leur "France", de leur Voltaire et Victor Hugo, de leur Napoléon et de leurs Lumières qu'ils sont incapables d'appliquer en 2012 et s'il le faut je ratifierai la mort de mes origines. Chacun devrait pouvoir autant choisir son genre que son identité, son territoire autant que son histoire. Je suis à la recherche d'une renaissance, et elle passe par un nouveau langage. J'ai commencé à proscrire certains mots de mon vocabulaire usuel. Je veux être Autre. Je le deviendrai.

projectMontargis, 03.10.2012

Parallèlement à ce projet de vie, liant photographie et nécessité de reprendre contact avec mes ressources intérieures, je projette éventuellement de faire un doctorat.
Mon travail photographique portant sur le paysage intérieur et extérieur, associé à de nombreuses lectures sur la vie et les écrits de Virginia Woolf et de John Constable, m'ont donné l'envie de canaliser l'ensemble dans une assise théorique autour de l'art du paysage britannique, qu'il soit fictionnel ou artistique, et de créer des correspondances entre les travaux de ces deux auteurs. Les paysages de l'intime de Woolf (elle me hante depuis si longtemps) et de Constable me semblent composer un sujet de recherche d'une importance significative tangible. Pour l'instant, c'est une idée. On verra si celle-ci est réalisable.

Aujourd'hui et demain, j'ouvre chacun de mes réveils avec une lecture en anglais d'un livre et clos mes soirées par le visionnage (rererevisionnage) d'un épisode de Downton Abbey dont, tu l'auras sensiblement perçu sur facebook, je suis une grande admiratrice. Au delà de l'identification avec le personnage blasé et sensible qu'est Lady Mary Crawley, je note les mots et les expressions que je ne connais pas. Je relève les drapés de lumière et la composition des plans qui agencent le style de la série. Pourquoi sommes-nous incapables de faire ce genre de séries en France ? Si je suis courageuse, je me mettrai à réciter par cœur des poèmes de mon choix. Du John Keats ou du W. Wordsworth probablement.


'Life is the rose's hope while yet unblown;
The reading of an ever-changing tale;
The light uplifting of a maiden's veil;
A pigeon tumbling in clear summer air;
A laughing school-boy, without grief or care,
Riding the springy branches of an elm.'

— John Keats, Sleep and Poetry

Mary-and-Matthew-fb© the photographer who was deprived by ITV


A défaut d'être une personne utile et autonome, je me débarasse de toutes les contingences et trouve un grand réconfort à me sentir "sans emploi", inutile, ou simplement comme une retraitée promenant son chien le long de la Loire, qui est un de mes fleuves préférés et qui me manquera énormément une fois arrivée en terre mienne.

A tout départ, son histoire et son héros.
Car si ce n'est pas , c'est bien ailleurs.


Mon prénom n'est-il pas le même que celui de William, qui désigne le "casque" et la "forte-tête".

bayeux_horses_boatsTapisserie de Bayeux/ Bayeux Tapestry, circa 1070

 


Peut-être dois-je m'arrêter ici ?
Voilà des heures que j'écris et réécris ce mail.
J'attends tes conseils.

Bien à toi, ma chère Nathalie.

 

xxx

T.T.


Back against the wall and odds
With the strength of a will and a cause
Your pursuits are called outstanding
You’re emotionally complex
Against the grain of dystopic claims
Not the thoughts your actions entertain

And you have proved to be

A real human being and a real hero


— “A Real Hero”
(College feat. Electric Youth)








 

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Commentaires
V
Merci les friends !<br /> <br /> Je reprends la tête du gouvernail.
A
waow ! Good bye and good luck comme diraient certains ;-) <br /> <br /> L'authenticité de cette lettre est poignante, Guillemette. Il y a décidément quelque chose de vraiment spéciale dans ta sensibilité. A la recherche d'un absolu, une quête brute pour un résultat encore inconnu mais qui te pousse à agir, bravo ! =)
M
L'herbe n'est pas plus verte ailleurs, c'est vrai.<br /> <br /> Mais elle n'a pas le même goût.<br /> <br /> Bon courage, et bonne chance.
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