Summer 2008: TRIBUTES (chapter I)
Devant l'éternité, on ne peut que s'incliner.
Jamie Livingston était cinéaste, musicien et (accessoirement ?) photographe.
Né à New York en 1956, il débuta un journal en polaroid en 1979 alors qu'il était étudiant à la Bard College. Il prit un polaroid par jour jusqu'à sa mort en octobre 1997. Un travail considérable: 18 années de prises de vues, 6697 polaroids retrouvés; Intense: l'épreuve de la maladie (un cancer), jusqu'à l'ultime polaroid (le portrait d'un homme mort), précipite notre vision, celle d'un projet devenue œuvre d'une vie.
Cette page de mon blog lui est dédiée.
Au travers d'une sélection personnelle d'images agrémentée de quelques réflexions, je souhaiterais proposer une vision du travail de Jamie Livingston qui, vous l'aurez compris, n'est pas sans résonances avec le mien.
Je tiens à remercier tout particulièrement Cathy Brown pour m'avoir fait découvrir ce pair photographique et cette sublime approche de la vie.
Enigme
Son journal, vierge de toute annotation, tient en émoi le spectateur tout en le mettant dans la position d'un enquêteur. Il s'agit en effet de deviner pourquoi Jamie a choisi de donner à voir telle ou telle image de sa vie, de délimiter image après images ce qui a constitué son quotidien.
31 mars 1979, Naissance du projet.
Viennent ensuite une quantité de portraits liée aux rencontres.
Avril 1979, Premiers autoportraits
Ses premiers pas avec l'appareil l'amène souvent à utiliser le flash, ce qui n'est pas toujours très esthétique ni même réussi. L'optique des débuts est de consigner les rigolades, les amis, les clowneries ou les petites scènes humoristiques. A l'épluchage des deux premières années, 1979 et 1980, on devine la légèreté de la vie étudiante.
1981 amorce une transition : de moins en moins de photos sont prises au flash et le 30 mars, il prend pour la 2e fois son amas de polaroids étalés à même le sol, en réponse au 30 mars 1980 où il avait réalisé cette première expérience. Le 30 mars devient une date commémorative. La célébration a lieu chaque 30 mars jusqu'en 1992.
C'est aussi la veille du jour de son tout premier polaroid, selon le site web mettant en ligne l'intégralité de ses travaux. L'hypothèse pourtant serait de croire qu'il aurait pris l'ensemble des vues à la date même de l'anniversaire de son projet. Etant donné que les polaroids, présentés côté face, ne révèlent aucune annotation, mon idée serait que le tout 1er pola ait vu le jour le 30 mars 1979 et non le 31 comme l'indique le site. De même, la régularité de la prise de vue ne se vérifie parfaitement pour la 1ère fois qu'au mois d'août 1979, i.e. entre avril et juillet 1979, son journal est troué. 3 hypothèses: polaroids non pris, polaroids donnés, polaroids perdus. Des polaroids manqueront aussi dans les mois et les années suivants ; la régularité du journal ne reviendra qu'à partir du mois de janvier 1980.
Punctum
Le jour de ma naissance, Jamie prend cette photographie:
Regard d'un cinéaste
Cette année là se dessine un voyage en Europe: Londres... puis la France.
Il suffit de faire défiler le tapis roulant des images pour y découvrir les différentes petites choses qui jalonnent son existence ou les événements de sa vie de citoyen New-Yorkais. Bien évidemment, ce ne sont que de petites choses glanées au fur et à mesure des jours mais en s'accumulant elles forment les fondements universels d'une vie.
Par exemple, son anniversaire est le 25 octobre.
Le gâteau d'anniversaire de 1982
Jeu du destin, il s'éteindra un 25 octobre.
Autre exemple, sa recherche d'un nouveau studio fin mai 1990 et son emménagement en août. L'opération déménagement se reproduira en février 1995.
J'aime observer les petites occurrences et récurrences du quotidien. Février-mars sont les mois où il travaille le plus. J'aime le voir en train de filmer, monter et jouer de la musique. Je crois qu'il est membre d'un groupe intitulé les "Janus Circus". Il joue de la guitare et de l'accordéon. D'ailleurs, il en fait la collection ainsi que les vieilles caméras 16 mm. Il est toujours entouré, de ses amis ou petite amie du moment.
Début janvier 1984, il déclare une petite maladie, sans doute une infection buccale. Pourtant, fin janvier il est toujours alité.
Son état semble s'aggraver à partir de juin 1988.
Il est hospitalisé et subit une opération.
La maladie ne le quittera plus.
Sa tranquillité semble compromise dès lors par de nombreux aléas: séjours à l'hôpital de plus en plus fréquents, fatigue et médicamentation quotidienne.
L'obligation de compter les jours avec les pilules et les cachets.
De 1994 à 1997
Autoréflexivité
Le projet "Photo of the Day" s'interroge, prend forme... mais se réduit lors de la commémoration du 30 mars 1990 (manque de place ? Revisitation du projet ?) et dès 1991 reste soigneusement classé et consigné dans des boîtes.
1992 marquera le tout dernier gâteau d'anniversaire.
Lassitude ? Le cinéma et la musique lui seraient-ils plus chers ?
Dans la photo anniversaire du 30.03.1990, je compte 353 polas disposés sur le tapis, 10 encadrés. Ce qui nous amène à 363 polaroids. Il en manque 2 pour remplir l'année 1990. Si on ajoute celui-même de la commémoration et celui du lendemain (du 31.03.1990), le compte est bon. Bien sûr, on exclura les polaroids figurant sur son t-shirt noir: blague de l'auteur.
Le 17 avril 1987, il reçoit une lettre (importante ?).
Fera-t-elle suite ?
Je n'arrive pas à le déterminer.
"A work of play"
"Whatever the mood it varies. What's important is that it represents an instant in that day which I remember forever onward. With some photos I can re-live entire days just from a glance, others bring me back only to the moment." (extrait d'une lettre à la Polaroid Corparation, 1986)
Pourquoi un tel projet ? Selon lui, pour rappeler à la mémoire les instants et les jours précieux.
Jamie Livingston nous offre une vision poétique qui va au delà du simple souvenir, de la captation du quotidien ou de sa beauté. La photographie est utilisée comme un vecteur temporel personnel mais qui engendre chez le spectateur découvrant telle accumulation une réaction proche du désœuvrement - une vie résumée en un peu plus de 6000 images - et de l'abasourdissement - comment résumer une vie grâce à la photographie ? -.
Le souci du photographe à prendre un polaroid par jour, c'est à dire faire de son vécu matière à création ainsi que de résumer chaque jour son existence à une seule image, établit le réel vécu et la durée comme les variantes incontournables du projet. De plus, en s'incluant dans les images l'auteur a consciemment ou inconsciemment fait l'acceptation de sa mort et de l'après soi, tout en sachant pertinemment que le projet photographique ne prendrait vie qu'après sa finition (dernière image) car tant qu'il le conduisait, il ne constituait qu'un brouillon du projet en cours, à savoir que le vécu et la durée avaient toujours lieu.
En d'autre terme, il faut attendre la mort de l'auteur pour que l'œuvre prenne vie car la vie est le projet lui-même.
Portraits d'une Amérique
Sublimation d'un quotidien New Yorkais
Autoportraits chronologiques
Le retrait du regard: octobre 1997
Le regard est ailleurs.
Le photographe est la seule personne qui ne fixe pas l'objectif. Il semble être indifférent à la prise de vue. Comme s'il ne jouait plus le jeu ("work of play") ou comme si le jeu n'était plus sérieux à ses yeux, à mesure que la vie s'échappe, son regard se détourne de l'image.
Un sursis. Un espoir ?
Prégnance des heures.
15 jours plus tard: l'ultime image.
Fin du projet. Début de l'œuvre.